L’aile d’eau, ou le concept du voilier sans masse

Conçu pour pulvériser le record de vitesse sur l’eau, le speed craft de Syroco remet en cause les paradigmes de l’architecture navale. Nous avons demandé à Romain et Hugo de nous expliquer les fondamentaux du concept. 

Tout d’abord, comment définissez-vous un voilier ? 

Hugo : Dans l’inconscient collectif, presque tous les voiliers possèdent certaines caractéristiques communes : une ou plusieurs coques, un gréement constitué d'au moins un mât qui porte la ou les voiles servant à la propulsion. 

Romain : Fondamentalement, dans son concept le plus pur, on peut définir un voilier comme un système (c’est à dire, un ensemble dont les éléments agissent de façon coordonnée) qui exploite la différence de vitesse entre deux fluides (l’air et l’eau) pour se mouvoir dans le référentiel terrestre. 

Comment un voilier avance-t-il, quelles sont les limites ? 

Romain : Le(s) élément(s) évoluant dans l’air (la voile ou ce qui en tient lieu) génèrent des forces aérodynamiques orientées vers l’avant (dans la direction du déplacement) et sous le vent (dérive). Dans l’eau, les éléments immergés (coques, appendices) produisent des efforts hydrodynamiques opposés qui empêchent le bateau de dériver ainsi qu’une force (hydrodynamique également) de traînée. Lorsqu’il navigue à vitesse constante, les forces produites par le voilier sont en équilibre. Sur un voilier conventionnel, ces forces ne sont pas alignées et génèrent donc un couple de chavirage qu’il faut équilibrer en produisant un couple de redressement. 

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Pour cela, on utilise généralement les formes des œuvres vives (coques et flotteurs), des masses (quille, équipiers au rappel) ou des surfaces portantes (les foils sur un Imoca). Le couple de redressement maximal que l’on peut générer est souvent ce qui limite la performance car il limite l’intensité de la force propulsive que le voilier peut produire sans chavirer et définit ainsi sa puissance. En plus, la production de ce couple de redressement se traduit généralement par une augmentation de la traînée. 

Hugo : Une part importante du travail de l’architecte consiste ainsi à optimiser la puissance et la finesse du bateau, afin de maximiser son efficacité : davantage de force propulsive, moins de force de chavirage à compenser, moins de traînée. Mais les lois de la physique, qui stipulent que la traînée est proportionnelle au carré de la vitesse, rendent le combat inégal. 

Comment aller plus loin, ou plutôt aller plus vite ?

Hugo : Ce que nous avons fait chez Syroco, c’est nous affranchir de l’inconscient collectif sur ce qu’est un voilier et donc de ses limites. Nous nous sommes mis dans un mode de design d’innovation, pour une phase exploratoire. Aidés d’experts (et pas uniquement d’experts dans le domaine naval), nous nous sommes dit : il n’y a pas d’idée idiote, explorons l’univers des possibles, en repartant du concept de base. 

C’est ainsi, en exploitant en particulier les travaux de notre technical advisor Luc Armant, que nous avons décidé de nous orienter vers le concept de l’aile d’eau, dérivé de celui du “voilier sans masse”.

Quels sont les principes de l’aile d’eau ?

Hugo : Telle qu’imaginée par Luc, l’aile d’eau oriente les efforts aérodynamiques et hydrodynamiques jusqu’à ce que les forces soient parfaitement opposées, faisant ainsi disparaître le couple de chavirage. Dès lors, la notion de couple de redressement disparaît et il n’est plus nécessaire d’avoir recours à l’utilisation de masses ou d’appendices spécifiques, qui on l’a vu engendrent une traînée supplémentaire. On s’affranchit ainsi des limites de puissance qui empêchent d’exploiter toute la force propulsive générée par l’aile.

Romain : D’où le terme de “voilier sans masse”, qui ne veut pas dire que le bateau ne doit pas avoir de masse, mais que cette masse n’est pas nécessaire au fonctionnement mécanique du système. Autrement dit, elle peut être nulle, ou existante - ce n’est qu’une question de dimensionnement des éléments. 

Ces éléments constitutifs de l’aile d’eau, que sont-ils ? 

Hugo : Fondamentalement, l’aile d’eau est constituée de deux éléments: 

  • Une aile aérienne, qui fournit une force propulsive (dans le sens du déplacement), une force verticale vers le haut et une force horizontale orientée sous le vent (force de dérive).
  • Un hydrofoil, qui a pour unique objet de compenser la force verticale (vers le bas) et de fournir une force d’anti-dérive (orientée au vent).

Comme la perfection n’est pas de ce monde, l’hydrofoil induit aussi une traînée… que nous cherchons à réduire au maximum !

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Et la capsule du speed craft, on n’en parle même pas ? 

Romain : Non ! Elle pourrait ne pas exister, ça ne changerait rien. 

Sauf que dans la vraie vie, l’engin a besoin d’être piloté. L’aile aérienne et l’hydrofoil possèdent tous deux des systèmes de contrôle. Il faut donc embarquer un (ou plusieurs) pilote(s), et/ou des systèmes d’asservissement, et/ou de radiocommande. Ça prend de la place et du poids. Le dimensionnement de l’aile aérienne assure la capacité de faire décoller l’engin, et le profil aérodynamique de la capsule évite de rajouter plus de traînée que nécessaire. 

Hugo : Tout ceci ajoute bien entendu de la complexité. Mais ça rend aussi le concept transposable au-delà du record de vitesse, puisqu’on peut se projeter vers des engins de tailles différentes, transportant des passagers, des marchandises… rapidement, et à la seule force du vent. 


Romain Lanos est Principal Designer chez Syroco. Titulaire d’un doctorat en physique appliquée et d’un DPEA en architecture navale, il a accompagné plusieurs écuries de course au large avant de rejoindre Syroco pour piloter le projet du speed record. 

Hugo Roche est ingénieur en architecture navale et ingénierie marine, diplômé de l’Ecole Centrale de Nantes. Spécialiste en hydrodynamique et simulation numérique, il est notamment en charge des études CFD et VPP chez Syroco.